Entrevue avec Cathleen Kneen et Moe Garahan

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Moe Garahan et Cathleen Kneen
Moe Garahan & Cathleen Kneen Credit: Eric Chaurette

À la fin des années 1970, un groupe de personnes – dont certains membres d’Inter Pares – a tenu d’un bout à l’autre du pays des audiences sur la politique alimentaire du Canada. La Commission populaire sur l’alimentation a inspiré une énergique communauté d’activistes et d’organisations qui travaillent depuis trente ans à se réapproprier le système alimentaire. En l'automne de 2008, Cathleen Kneen, présidente de Sécurité alimentaire Canada (maintenant connu sous le nom Réseau pour une alimentation durable), et Moe Garahan, coordonnatrice d’Alimentation juste, ont partagé expériences et leçons entre générations d’activistes de l’alimentation. Cathleen nous a laissé le 21 février 2016, à l'âge de 72.

Cathleen : Mon engagement politique a commencé à dix-huit ans, dans le cadre d’une campagne pour le désarmement nucléaire. Étudiante universitaire en Écosse, j’ai envoyé un message à mes parents : « Hé, je milite pour le désarmement nucléaire! » Je pensais les étonner, mais ils m’ont écrit « Il est à peu près temps que tu t’y mettes! » Ça m’a ramenée sur terre. À la fin des années 1960, j’ai découvert d’un coup l’analyse de la justice sociale, le féminisme et le pacifisme. En 1971, ma famille a déménagé en Nouvelle-Écosse. Quiconque s’intéressait à la justice sociale au Canada pouvait voir que les ressources étaient drainées de l’arrière-pays vers la métropole et de là, vers les sièges sociaux des grandes sociétés. Il ne nous semblait pas possible d’agir à partir de Toronto, et pas plus approprié d’aller dans le tiers-monde, comme on disait à l’époque. Nous sommes donc allés dans notre arrière-pays au Canada. Quinze ans de travail sur une ferme en Nouvelle-Écosse m’ont inculqué une analyse de la justice sociale fondée sur la pratique quotidienne de la culture des aliments. Quand les enfants ont quitté la maison, nous sommes retournés à Toronto. C’est juste après avoir quitté la ferme que j’ai vraiment réalisé que le paradigme dominant en agriculture était ancré dans le modèle patriarcal violent que j’avais combattu dans d’autres volets de ma vie. Ce fut un déclic pour moi.

Moe : Les choses ont commencé sur une base très personnelle dans mon cas. Quand j’ai quitté le nord de l’Ontario en 1989 pour aller à l’université, j’ai décidé de devenir végétarienne et j’ai découvert la théorie étayant certains de mes choix. À l’université, j’ai vu les affiches d’une campagne contre l’exploitation forestière à Temagami. Originaire du nord de l’Ontario, je me suis demandé : « Mais qu’est-ce qui se passe à Temagami? » Les entrepreneurs forestiers étaient des amis de mes parents. Venue de l’arrière-pays vers la grande ville, une partie de moi avait des affinités avec l’action militante que je découvrais. J’ai lu alors un ouvrage déterminant, Diet for a Small Planet (version anglaise de Sans viande et sans regret). On y clarifiait ce qui était contraire à mes valeurs dans le fait de manger de la viande. Mais c’est après mon arrivée à Ottawa en 1996 que j’ai adopté un militantisme plus systémique, quand j’ai travaillé pendant un an dans une banque d’aide alimentaire. J’avais toujours été une leader et je m’étais occupée d’écologisme pendant un temps. J’ai été frappée du peu d’intérêt sociétal envers les enjeux systémiques à l’origine de la pauvreté. Venue du milieu de la lutte à la pauvreté et du développement communautaire, je voulais dépasser la simple prestation d’aide alimentaire d’urgence. Que faisons-nous collectivement pour traiter de certains problèmes sous-jacents? Il y avait tellement de dons en décembre! Une foule de gens arrivaient en disant : « Je ne peux pas tolérer qu’une personne n’ait pas de quoi manger le jour de Noël! » Ça m’a vraiment frappée. J’avais envie de leur demander : « Pouvez-vous tolérer qu’une personne n’ait pas de quoi manger le 12 juillet? » Où est la différence? C’est ce qui m’a incitée à amorcer un travail d’organisation autour de solutions plus systémiques aux problèmes de sécurité alimentaire constatés chaque jour dans mon travail à la banque alimentaire. J’ai aussi compris que le système d’aide alimentaire était devenu une nécessité, un élément structuré de notre filet social. On remet aux bénéficiaires de l’aide sociale une liste des banques alimentaires à titre de stratégie d’adaptation. De concert avec d’autres, j’ai organisé des cuisines collectives, des jardins communautaires et des coopératives d’alimentation. C’est ce qui a mené à la création d’Alimentation juste.

Cathleen : Quand j’ai lu Sans viande et sans regret, j’étais tellement en colère que l’auteure condamne sans appel tout élevage animal! Nous produisions de la viande à partir de l’herbe qui poussait sur des terres de roches incultivables. Je comprends où elle voulait en venir, mais ça m’enrageait qu’elle évacue totalement la solution de rechange qui était mon quotidien! L’autre chose que j’ai oublié de dire, bien sûr, c’est qu’à la fin des années 1970, je faisais partie du groupe qui a mis sur pied la Commission populaire sur l’alimentation. C’est là que nous avons fait l’analyse structurelle de la macroéconomie du système alimentaire. Mais c’est le féminisme, cette soif de justice, qui m’a donné le ressort émotif d’agir. L’un ne va pas sans l’autre.

Moe : Je pense que ça reflète bien l’époque. Mon contexte à moi, c’était l’écologisme et la lutte à la pauvreté. Ça reflète bien les deux mouvements émergents de ce moment-là.

Cathleen : J’ai encore tendance à utiliser la grille de la production alimentaire. Je marche encore dans la rue en me demandant : « Que font tous ces gens-là? » Il y a des personnes âgées et des artistes – ça, je comprends. Mais les autres, qu’est-ce qu’ils produisent? J’ai aussi participé au genre de choses dont parlait Moe – créer des bouées de sauvetage et se réapproprier le système alimentaire. De fait, c’est le thème de la prochaine assemblée de Sécurité alimentaire Canada, « Reconquérir notre système alimentaire ». Le système actuel ne fonctionne pas. Encore moins pour les pauvres et ceux qui vivent en milieu rural. Il est temps de songer à mettre sur pied des systèmes qui fonctionnent.

Moe : Je pense qu’il y a deux camps. Le système actuel ne fonctionne pas pour les personnes à faible revenu, ni pour celles qui produisent la nourriture à la campagne. Je pense qu’il faut comprendre la situation des personnes les plus marginalisées par le système alimentaire pour trouver des solutions holistiques aux problèmes systémiques. C’est trop facile de lire les enjeux environnementaux selon un ou deux points de vue. Je pense que j’ai commencé à militer de façon plus efficace quand j’ai commencé à saisir ce qu’il en était de la production alimentaire, et c’est arrivé quand j’ai fait pousser ma première tomate dans un jardin communautaire il y a des années de cela. Je viens maintenant d’amorcer ma toute première expérience agricole.

Cathleen : Je reviens aux personnes horrifiées à l’idée que quelqu’un n’ait rien à manger le 25 décembre. C’est très intéressant, parce que le 25 décembre, les gens partagent la nourriture. Tout le monde le fait. C’est comme la Pâque juive. Ça fait partie de l’élément communautaire culturel et humain des repas-partage, des potlatchs, des réveillons de Noël et des soupers de l’Action de grâces, des festins du Ramadan. Chaque culture a sa façon de partager la nourriture, inculquée dès l’enfance. C’est au cœur même de notre identité. Même une juive non pratiquante comme moi célèbre la Pâque chaque année.

Moe : Parce que c’est lié au partage de la nourriture.

Cathleen : Eh oui! Parce que ça fait partie de notre propre définition, partie de nous-mêmes. Je peux comprendre que le 12 juillet ne touche pas la même corde sensible. Comment aider les gens à saisir les enjeux liés au système alimentaire? Il faut voir le caractère festif, la célébration culturelle – j’ai commencé à saisir cet aspect pendant mon séjour en Colombie-Britannique. Quand on vit à la campagne en Colombie-Britannique, il y a forcément des autochtones tout près. Eh bien, une station de ski voulait s’agrandir et transformer le dernier sommet alpin. Les Amérindiens près de chez moi disaient : « Ce territoire est sacré. » Ce qu’ils voulaient dire, c’est qu’une fois qu’on a touché à la haute montagne, c’est fichu, on ne peut plus la régénérer. Ce n’est pas comme la basse montagne ou les lacs, qui peuvent effectivement être restaurés en quelques générations. La haute montagne est trop fragile. De plus, aussi loin qu’on remonte, aux grands-parents et avant, c’est là que les gens vont chercher certains aliments traditionnels. Il y a des choses qui se mangent au printemps, des choses qui se mangent en été et des choses qui se récoltent en hiver. Ça définit qui l’on est. Si on ne peut plus se procurer ces aliments – ou si on ne peut plus célébrer la Pâque juive – on n’est plus soi-même.  Si ça fait partie de ce que l’on est, alors c’est sacré. Si cela n’est pas sacré, alors ce mot ne veut plus rien dire! C’est une lutte pour survivre, et c’est un tour de force de survivre. Ce fut une leçon vraiment très importante pour moi. J’ai commencé à m’intéresser sérieusement aux systèmes alimentaires au début des années 1970 et ça dure depuis trente ans. J’ai plus d’énergie aujourd’hui que j’en avais alors. Je pense que cette énergie vient de l’être éthique, culturel, spirituel et écologiste que je suis – ce que je suis en tant que créature de l’univers. C’est ce qui me permet de continuer. En plus des relations avec les autres. Si j’ai réussi quelque chose pendant toutes ces années, c’est bien à développer des relations importantes – incarnées dans des organisations, mais les organisations sont là seulement parce que les gens qui les ont mis sur pied croient en ce qu’ils font.

C’est si dur de regarder le gâchis que nous produisons. Que ça fait mal! Des fermiers se suicident parce qu’ils doivent renoncer à la terre qui appartient à leur famille depuis des générations, des femmes se nourrissent d’eau chaude avec du sel et du poivre, et elles appellent ça de la soupe, pour pouvoir nourrir leurs enfants. Tout ça se passe chez nous, dans notre pays. Des terres où l’on ne peut plus cultiver de nourriture et des poissons toxiques que l’on ne peut plus manger. Il faut continuer d’y penser, et trouver le moyen d’aider les gens à voir les problèmes sans se laisser démobiliser. Garder l’espoir qu’il y a quelque chose à faire et que nous le ferons. Il faut de la force pour continuer.

Moe : C’est vraiment bien dit. Les personnes qui travaillent dans un mouvement, quel qu’il soit, sont les premières à être inondées d’information sur ce qui ne va pas et sur ce qui s’en vient. Il faut digérer tout ça et le présenter aux gens pour les éduquer en vue de l’action. Je pense que c’est un des risques du métier pour les militantes et les militants de l’alimentation, parce que c’est une décision à refaire chaque jour. Même si tu en sais trop sur la nourriture et le système alimentaire, son impact sur l’environnement et sur les communautés, tu dois quand même trouver ce jour-là de quoi te nourrir de manière sensée à tes yeux. Tu dois quand même avoir des rapports avec les gens et les aider à se procurer de la nourriture de manière sensée à leurs yeux. Je pense que c’est tout un défi de s’accrocher à une vision totalement différente du système alimentaire. Je pense que c’est un fameux tour de force de s’accrocher à un rêve, à la vision d’un système sain.

Cathleen : Je pense que c’est un élément très important. Il ne faut pas se laisser démolir – par le fait que la contamination de Monsanto rend impossible la cultivation du canola biologique au Canada!

Moe : Savoir cela! Et vraiment comprendre ce que ça implique.

Cathleen : Lors des événements sur les agrocarburants que nous avons tenus dans six grandes villes le printemps dernier, Javiera nous a parlé des personnes qui se font tuer au Panama et au Paraguay parce qu’elles refusent d’être chassées de leur terre pour qu’on y cultive des agrocarburants. Il y a des gens qui se font tirer dessus!

Moe : Juste pour protéger le système alimentaire sur lequel nous comptons dans d’autres pays.

Cathleen: Il faut croire que ça ne va pas durer toujours – que ça peut changer et que ça va changer. Il faut continuer d’y croire.

Moe : Que les gens s’en préoccuperont assez pour changer. Je me souviens de l’époque où je militais contre le génie génétique en alimentation à la fin des années 1990. Pour informer les gens des enjeux liés au génie génétique, nous donnions de l’information à l’extérieur du Loblaws pendant la fin de semaine de l’Action de grâces, profitant du congé pour faire de l’éducation. La réponse typique à Ottawa? « Oh, je suis au courant, mais je ne peux rien faire pour empêcher ça. » C’était très différent de l’expérience de nos collègues des États-Unis où les gens ne saisissaient pas les enjeux. Au Canada, la population était au courant, mais elle était apathique et démontrait peu d’intérêt pour le changement systémique.

Cathleen : Ce n’est pas de l’apathie, selon moi. C’est de l’impuissance acquise. Je pense que ça fait partie d’un système soutenu par les médias pour assurer que rien ne change.

Moe : C’est une partie du problème. Quand les gens sont bombardés d’information sans moyen clair de changer les choses, je crois que ça les paralyse.

Cathleen : Tout à fait.

Moe : Je crois aussi que nous bénéficions d’un niveau de confort qui accentue la résistance au changement social.

Cathleen : Quand j’étais agricultrice, je ne manquais pas de nourriture, il y en avait toujours en abondance. C’est quelque chose que j’ai vraiment combattu toute ma vie. J’ai grandi dans un foyer assez à l’aise et je sais que mon mode de vie fait partie du problème. Nous, les Nord-Américains, n’avons pas appris à reconnaître nos privilèges et à trouver le moyen d’en tirer parti pour changer les choses. C’est une grande part de l’éducation publique à venir. Nous pensions que les détenteurs du pouvoir allaient changer si seulement nous pouvions leur montrer à quel point ils ont tort. Mais ils ne vont pas changer, parce que le système actuel sert leurs intérêts. Il y a bel et bien un ennemi devant nous. C’est une dure leçon à accepter.

Moe : Ce n’est pas seulement les détenteurs du pouvoir qui doivent changer. Il y a un continuum du changement, du changement individuel au changement systémique. L’éducation est à la base de tout, mais ce n’est pas cela qui pose problème au Canada. Le défi à relever ici, c’est de progresser de l’éducation à l’action pour le changement.

Les Canadiennes et les Canadiens consacrent une moindre part de leur revenu brut à l’alimentation, moins que tout autre pays au monde, à l’exception des États-Unis.  Si je devais choisir une seule chose à changer dans le système alimentaire, parmi tout ce qu’il faut changer, ce serait de payer les vrais coûts de production des aliments sur le plan du travail, de l’écologie et de la nutrition. Si nous pouvions payer le coût intégral d’une alimentation juste et équitable – même si c’était seulement la part du revenu brut que le reste de la population de la planète consacre, et choisit de consacrer, à l’alimentation – eh bien, nous aurions fait un grand pas vers la transformation des structures politiques et économiques qui perpétuent un système alimentaire qui ne fonctionne pas pour tant de personnes au Canada.

Cathleen : Comme tu l’as fait remarquer, dans notre propre ville, il y a déjà beaucoup de gens qui n’ont pas les moyens d’acheter de la nourriture.

Moe : Absolument.

Cathleen : Encore moins de la payer à un juste prix.

Moe : Chaque jour, un millier de personnes font appel à la banque alimentaire d’Ottawa.

Cathleen : Et ce n’est pas tout. J’ai l’impression qu’une grande partie du problème est de croire que la nourriture doit être bon marché sur le plan du coût et de la valeur nutritive. Il faut apprendre à respecter le travail. C’est pour ça que la nourriture doit coûter plus cher. Pas à cause du coût des produits chimiques qu’on y injecte, mais à cause du travail requis pour la produire. Quand Dan, un de mes amis, a commencé à vendre des légumes bio au marché, il demandait 1,25 $ pour ses choux-fleurs. Un client a regardé l’étiquette et lui a dit : « 1,25 $? C’est ridicule! J’ai déjà visité ta ferme et je sais ce que ça exige, tiens, prends deux dollars! » C’est assez inusité comme réaction, mais ça démontre que cette personne-là respecte le travail requis pour cultiver la nourriture.

Moe : Pour traduire cela en un système qui fonctionne pour tout le monde, ma vision implique un système social qui aide les gens n’ayant pas les moyens de se procurer des aliments de qualité en quantité suffisante pour combler leurs besoins nutritifs. Le vrai coût de la nourriture, le coût de production, serait intégré dans ce que nous choisissons d’offrir comme société sous forme de salaire ou d’aide sociale.

Cathleen : Beaucoup de gens qui vont dans les banques alimentaires ont deux ou trois emplois. En Colombie-Britannique, j’ai entendu une femme dire : « Il suffit d’un radiateur qui rend l’âme pour se retrouver à la banque alimentaire. » Si la voiture tombe en panne…

Moe : …c’est leur filet de sécurité. Il est essentiel de pouvoir se procurer des aliments de qualité. Pas seulement ce que j’appelle de la bouffe-camelote, transformée ou emballée. Ma vision fondamentale d’un système alimentaire révisé, amélioré et sain au Canada suppose que l’on comprend suffisamment l’importance de l’alimentation pour l’évaluer dans nos échanges à son véritable coût de production.

Cathleen : Je réfléchissais à ma vision, et cela en fait sûrement partie, mais je ne crois pas que je l’aurais exprimée dans les mêmes termes.

Moe : Dans ma vision, la nourriture ferait aussi partie du paysage, tant en ville qu’à la campagne, pour que les enfants puissent reconnaître les petits fruits et en cueillir à pleine main sur le chemin de l’école.

Cathleen : Je pense que si j’avais une vision – et tu en as trouvé une partie ici – ce serait que tout le monde se sente chez lui sur la planète. Se sentir chez soi, ça veut dire que les créatures à deux et à quatre pattes qui partagent la planète avec nous font partie de la famille. Tout le monde partage, et les besoins de tout le monde sont comblés, parce que c’est ainsi que les choses se passent dans une famille.

Moe : On trouve le moyen.

Cathleen : D’une façon ou d’une autre, les besoins de tout le monde sont comblés. On s’inquiète pour les petits-enfants, alors on y voit. Je pense que c’est ça, ma vraie vision. Et pas seulement au Canada, ça s’applique à l’échelle mondiale.

Mais je reviens à ce que tu disais au début sur l’individu. Nous avons tendance à penser à des actions individuelles et à faire des pressions en ce sens. Nous pensons que ça va changer les choses. Recycler, penser vert, changer d’ampoules électriques. C’est en partie parce que les gens ont besoin de sentir qu’ils font quelque chose. Mais c’est aussi parce que nous n’avons pas saisi la différence entre l’individuel et le personnel. L’individu est isolé; la personne fait partie d’un ensemble, d’une communauté, d’une population. Les personnes sont en relation les unes avec les autres. C’est là toute la différence. Je pense qu’il faut commencer avec ce que nous faisons dans notre vie personnelle. Autrement, ça manque d’intégrité. Mais il faut ensuite, presque aussitôt, étendre ces tentacules et ces vrilles dans tous les sens. Et c’est là que se trouve le plaisir, c’est là qu’est la joie!

Moe : Dans le fait de bâtir des rapports avec les autres.

Cathleen : Oui! Voir un enfant qui pense que bonbon, ça se dit fraise.

Moe : Voir un enfant qui fait un lien avec la provenance de la nourriture. Quand une de mes amies a réalisé pour la première fois que le sirop d’érable venait de la sève d’un arbre, elle a écarquillé les yeux comme devant un miracle!

Cathleen : Je me rappelle, il y a trente ans, quand la Commission populaire sur l’alimentation a parcouru le pays pour tenir des audiences, nous avons réalisé qu’il y avait une politique de nourriture à bas prix au Canada. Aux deux bouts de la chaîne, les gens – agriculteurs et personnes vivant dans la pauvreté qui ont du mal à payer leur nourriture – souffrent, tandis qu’au milieu, les intermédiaires – les grandes sociétés – exercent le pouvoir et le contrôle. Nous avons aussi réalisé que les grandes sociétés utilisaient leur pouvoir pour empêcher le dialogue entre les gens placés aux deux bouts. La Commission populaire sur l’alimentation s’est terminée sur un appel : récupérons une partie du pouvoir de décision sur notre alimentation! Le projet d’une politique alimentaire populaire est issu de ce besoin de souveraineté alimentaire. C’est un projet qui vise à travailler avec les organisations et les groupes qui se développent depuis plus de trente ans – et d’autres depuis peu – dans le but de traiter des iniquités et du pouvoir dans le système alimentaire. Et à déterminer les politiques qu’il faut réclamer à tous les niveaux – personnel, local, scolaire, municipal, fédéral. Quelles sont les politiques favorables à la souveraineté alimentaire? Quelles politiques faut-il pour développer la solidarité, le respect envers la nature et le savoir traditionnel, la localisation du système alimentaire, et renforcer le pouvoir des personnes qui sont à la recherche de nourriture et celles qui la produisent? Nous comprenons assez bien ce qui en est du système alimentaire actuel et il faut passer à l’étape suivante. C’est la raison d’être du projet.

Moe : Nous connaissons les lacunes du système alimentaire, mais nous savons aussi que d’un bout à l’autre du pays, on met en œuvre une foule de solutions axées sur la communauté et sur les gens. On ne parle donc pas de politiques utiles…

Cathleen : …sur le plan théorique.

Moe : Mais de façon très concrète, de politiques qui permettent l’émergence beaucoup plus solide de ce système alimentaire sain. C’est ce qui me stimule dans le travail à venir. C’est vraiment un projet intergénérationnel – des personnes clés ayant participé à la Commission populaire sur l’alimentation il y a trente ans se sont réunies pour tirer les leçons de l’expérience et élaborer des stratégies en vue d’aller de l’avant. Je fais partie du comité responsable du Projet de politique alimentaire populaire. Je suis ravie qu’il y ait une rencontre pour célébrer le trentième anniversaire d’un processus incroyable qui a produit un rapport plus actuel que jamais. Je vois comment ce projet a donné naissance à des centaines d’organisations à travers le Canada qui oeuvrent à divers aspects de la sécurité alimentaire et de la souveraineté alimentaire. Je veux passer à l’étape suivante, rassembler tout ça de façon à dépasser le simple partage de l’information pour faire pression en vue d’actions concrètes. Passons aux politiques, passons au changement systémique!

Cathleen : Je pense qu’une des choses les plus stimulantes qui me soient arrivées au cours des six ou sept dernières années, c’est l’émergence de la réflexion sur la souveraineté alimentaire. J’ai découvert le concept au Sommet alimentaire mondial : cinq ans plus tard. Les gens de La Via Campesina, un mouvement paysan international, criaient avec leurs fichus verts : « Viva, viva! » Je n’ai pas tout saisi. C’était une réalité à cent lieues de la gentille Canadienne que je suis. Puis je suis allée au Forum sur la souveraineté alimentaire au Mali l’an dernier et là, j’ai compris! Ce n’était pas une conférence internationale; c’était le rassemblement de tout un éventail de personnes, venues de tant d’endroits différents. Il y avait des tribus des collines, des pêcheurs, des crevettiers de la Louisiane qui jasaient avec des crevettiers de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou de Malaisie. Je me suis dit : « C’est exactement le même phénomène qu’à la Commission populaire sur l’alimentation, quand nous avons réuni les fermiers et les pêcheurs. » Le langage de la souveraineté qui parle de se réapproprier le pouvoir qui nous appartient, et cette perception vraiment très large de qui nous sommes à l’échelle de la planète. C’était un tel privilège de faire partie de cela et de réaliser qu’ils disaient : « Vous, les riches de l’Amérique du Nord, vous faites aussi partie de ce mouvement. Vous n’êtes pas en dehors de ce nous. C’est une question de chemin – si vous marchez sur le même chemin que nous, eh bien, vous êtes des nôtres! » Ça m’a ouvert les yeux. Au retour, j’étais plus radicale. Parce que ça a touché à la façon de se lever pour en parler, la façon de composer avec nos privilèges et pourtant, d’agir en solidarité. Cette solidarité mondiale est un élément tellement crucial. En passant, c’est une des raisons qui me font aimer Inter Pares. Parce que, comme d’autres organisations avec lesquelles nous travaillons, Inter Pares nous permet de comprendre comment faire preuve de solidarité tout en luttant ici pour changer le système dans un pays riche comme le nôtre.

Moe : Par le passé, une proportion bien plus importante des gens travaillait à cueillir, chasser, produire, récolter et transformer la nourriture consommée. Pour une véritable solidarité mondiale, j’aimerais que nous soyons plus nombreux à participer d’une façon ou d’une autre à l’acquisition de la nourriture que nous consommons.

Cathleen : Tu parles comme quelqu’un qui vient tout juste de se mettre à l’agriculture!

Moe : C’est vrai! Ça transforme. Ça transforme absolument de cultiver sa propre nourriture ou de travailler pendant une semaine dans une ferme locale. Soudain on comprend beaucoup plus clairement le sens de l’équité du commerce dans l’échange alimentaire mondial. On comprend mieux les changements climatiques et leur impact éventuel sur la production alimentaire. Et on comprend mieux le travail des agriculteurs et les problèmes qu’ils doivent affronter partout dans le monde. Pour moi, c’est tellement important!

Cathleen : On apprend la résilience. Et l’imagination et la résilience sont des qualités essentielles pour passer à l’étape suivante!

Pour en savoir plus sur la participation d’Inter Pares au mouvement pour la souveraineté alimentaire, cliquer ici [ http://www.interpares.ca/fr/ceque/alimentaire.php]. Pour plus d’information sur Alimentation juste, voir le site http://www.spcottawa.on.ca/ofsc/. Pour en savoir plus sur Sécurité alimentaire Canada, voir le site http://www.foodsecurecanada.org/. On peut consulter le rapport de la Commission populaire sur l’alimentation, intitulé The Land of Milk & Money, sur le site de Sécurité alimentaire Canada, http://www.foodsecurecanada.org/en/publications

J’ai aussi compris que le système d’aide alimentaire était devenu une nécessité, un élément structuré de notre filet social. On remet aux bénéficiaires de l’aide sociale une liste des banques alimentaires à titre de stratégie d’adaptation.

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